Récemment, en parcourant le rayon philo d'une grande librairie, j'ai aperçue une couverture d'un livre d'une collection que j'apprécie fortement : Le bien commun chez l'éditeur Michalon. Cette collection traite de philosophie du Droit (au sens large). Chaque livre peut être consacré à un spécialiste du Droit (Portalis, Beccaria), à la justice chez un auteur plus généraliste (Kant, Montaigne) ou à un thème vu là encore sous l'angle juridique (la Palabre, la Tragédie grecque). La deuxième catégorie étant la plus répandue pour l'instant. Le Droit étant souvent au coeur de la réflexion des auteurs libéraux, ceux-ci sont nombreux parmi personnages évoqués dans ces livres.
Le livre qui avais attiré mon attention était titré "Judith Shklar, le libéralisme des opprimés". La quatrième de couverture indique :
Je ne connaissais ni Judith Shklar ni l'auteur Paul Magnette mais le résumé m'a convaincu que le livre pouvait être intéressant bien que certains éléments permettant déjà de douter du libéralisme annoncé de Mme Shklar. La lecture du livre est assez déroutante car il est très difficile de classer cette philosophe (bien que je n'aime pas particulièrement les classifications).
Commençons par les points les plus surprenants : Dès l'introduction, on parle d'un "droit au travail" mais cela sera nuancé plus loin. Ensuite Shklar est décrite comme admiratrice de ... Rousseau et Hegel ! Quand on sait le peu d'estime qu'ont, sans doute à raison, la grande majorité des libéraux pour ces auteurs (surtout le second) il y a de quoi être étonné. L'opinion de Judith Shklar sur l'intervention politique est ambiguë : elle considère que l'Etat doit viser à réduire les différences sociales les plus fortes pour limiter les rapports de domination et en même temps reconnais les danger de l'Etat. Enfin elle reconnaît l'importance de la "citoyenneté", d'une lutte contre l'"exploitation".
Si vous n'avez pas encore abandonné la lecture, déçus de ne pas reconnaître ce que nous considérons comme le libéralisme, je vais essayer de vous présenter plus précisément la pensée de Shklar et en quoi, bien qu'hétérodoxe, elle est au moins proche du libéralisme. Les sous-titres utilisés ici sont ceux du livre.
I) Un serment d'incertitudeCe premier chapitre présente les origines de Shklar : sa naissance à Riga à 1928 dans une famille juive lituanienne d'expression allemande puis l'exil de sa famille à Montréal. Sa connaissance de l'expérience des minorités et sa vie dans un pays non-libéral ont influencé sa pensée.
a) La fin des utopiesLa constatation des catastrophes humaines du XX
e siècle suffit à douter de la vision optimiste du progrès permanent, dit Shklar, c'est la fin des grandes utopie et avec elles celle de la pensée politique. Le seul rôle que conserve la philosophie politique est la clarification des choix ouvert à la politique au détriment de l'intervention directe dans le débat politique.
b) L'illusion positivisteShklar reproche aux tenants du droit positif leur prétention à l'objectivité. Elle veut montrer que le droit est une idéologie comme une autre et se base pour cela sur l'étude des procès politiques de Nuremberg et surtout de Tokyo.
Cela l'amène à considérer le pluralisme comme une "vertu politique cardinale" pour reprendre le termes de Paul Magnette.
c) Les apories du droit naturelJudith Shklar analyse le retour du DN à cette époque comme la recherche d'un socle moral commun en cette période troublée et comme une évolution d'un eurocentrisme en manque de légitimité.
Là encore, elle s'oppose la prétention d'objectivité. Elle pointe le nombre et la variété des théorie du DN qui prétendent être l'unique. Deuxième argument, les partisans du DN le voient comme une donnée, une évidence tout en constatant son paradoxal non-respect.
II) La primauté de la peur a) Les fausses certitudes du marchéLà encore, Shklar s'oppose à une théorie généralement admise par les libéraux. Elle refuse les théories politiques d'Hayek car ils se basent une épistémologie non-falsifiable. De plus, comme pour Leo Strauss, elle voit dans les théorie d'Hayek la volonté d'opposé une certitude face au politique.
Cette partie ne m'a pas convaincue. L'utilisation du terme "néolibéralisme" par Magnette n'arrangant pas les choses ...
Le libéralisme de Judith Shklar est presque exclusivement politique et ne préconise aucun modèle économique.
b) L'intuition morale du libéralismeAyant connues les horreurs du XX
e siècle, Shklar ne crois plus au progrès moral et estime que libéralisme doit être plus réaliste et "se restreindre à la politique, et à des propositions qui visent à réduire les abus potentiels de pouvoir afin d'alléger le poids de la peur et des privilèges qui pèsent sur les épaules de tout adulte, lequel peut alors conduire sa vie en accord avec ses croyances et préférences, pour autant qu'il n'empêche pas les autres de faires de même."
Ceci est essentiel, elle se place du coté de la victime potentielle, la position la plus universelle de l'individu. Elle rejoint là Montaigne qui, comme d'autre humanistes du XVI
e siècle, fit de la cruauté le premier des vices.
c) Les lois et les moeursLectrice de Montesquieu, elle admet que le pouvoir politique bien encadré peut avoir un rôle positif : "le gouvernement représentatif est un équilibre subtil de confiance et de méfiance".
Elle défend la démocratie comme un système éprouvé contre le pouvoir personnel. Pour elle, le libéralisme "est lié à la démocratie par un mariage monogame, fidèle et permanent - mais c'est un mariage de raison".
III) La quête de l'inclusion a) Les limites du libéralisme négatifJudith Skhlar reproche à des libéraux tels qu'Isaiah Berlin et Michael Oakeshott leur conception de la liberté négative qui les pousse au conservatisme et leur fait refuser l'action publique qui pourrait empêcher certaines injustices.
b) Le sens de l'injusticeLa philosophe voit l'injuste ou plutôt le sentiment d'injustice comme une construction sociale évoluant selon les sociétés même s'il existe un "noyau" universel défini par la peur.
c) Un socialisme des individusLes inégalités sociales les plus fortes réintroduisent des rapports de domination, écrit Shklar. L'Etat devant l'éviter par un "égalitarisme négatif".
Plus surprenant encore, Mme Shklar pense que l'Etat doit avoir un rôle pour aider les chômeurs à retrouver du travail, là aussi au nom de la dignité. Précisons qu'elle se focalise sur l'individu travailleur et non sur une classe laborieuse d'où l'expression, peu heureuse, de "socialisme des individus".
IV) Les dilemmes de la reconnaissance a) La dignité du citoyenShklar critique le "participationnisme" post-68 et les atteintes potentielles sur les libertés individuelles qui en découlent. Elle nuance ici son "libéralisme positif".
b) L'oppression communautaireMême si elle semble tendre vers les idées des "communautariens" (tels que son ami Michael Walzer), elle refuse leurs idées et montre qu'à travers l'Histoire les communautés trop proches ont souvent été des sources d'oppression.
c) La démocratie du quotidienPar cette expression, Shklar veux signifier les moyens d'une société pluraliste et inégalitaire, plus démocratique (dans le bon sens) que nos sociétés actuelles.
Difficile de conclure sur cette surprenante personnalité. Je suis loin d'être en accord avec Judith Shklar sur tout les points mais je pense que, oui, elle est libérale. Un libéralisme original mais centré sur l'individu et son autonomie, ce qui pour moi est nécessaire et suffisant pour la qualifier de libérale malgré l'importance qu'elle donne à l'Etat au delà des fonctions régaliennes..
Si vous voulez en savoir plus, je vous invite aussi à lire l'article de Seyla Benhabib qui en a dressé un portrait dans Proceeding of the American Philosophical Society de décembre 2004 et le texte de
cette conférence autobiographique donnée par Judith Nisse Shklar en 1989.
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